Catalogue Identity
Cécile Straumann, éloge de la ligne
S'il reste à Berlin quelques pans du mur comme les derniers témoins d'une histoire qui s'éloigne, le sol est en revanche marqué d'une ligne continue qui rappelle la terrible séparation. Autrement nommées, mais de même mémoire douloureuse, celles de Maginot et de démarcation sont autant de cicatrices profondes que le temps n'effacera jamais. Si le concept de ligne désigne un trait allongé, continu et sans épaisseur, qu'il soit visible ou virtuel, il porte en lui l'idée d'un schisme, d'une division et, partant, de la détermination irréversible d'un côté et d'un autre. Par nature toute ligne est effraction. Curieusement, si elle suppose l'abandon de toute idée de communauté, elle est aussi métaphore de ce qui lie et relie, figure intermédiaire et prospective entre un point et un plan.
D'origine coréenne, née à Séoul, adoptée et élevée en Suisse à partir de sept ans, installée en France depuis une quinzaine d'années, Cécile Straumann aime à tirer des traits et à tracer des lignes. Non sur un mode simplement formel mais dans un rapport au monde puissamment existentiel. Qu'elle revendique les thèmes « de la lisière, du no man's land, des traces urbaines liées à la séparation », qu'elle aspire « aller d'un point à un autre », qu'elle s'organise pour vivre en résidence ici et là, hier à Berlin, puis à Los Angeles, voire à Séoul, demain à Zoug en Suisse, n'a somme toute rien de surprenant. Cécile Straumann est en quête d'identité. Qu'après avoir pratiqué tant la peinture que le mode de l'installation, elle ait fait appel aux techniques de la photographie et de la vidéo tient à la capacité de moyens d'expression l'assurant d'une emprise sur le réel dans une relation tout à la fois suspendue et dynamique, mémorable et projective.
On comprendra facilement comment, au fil du temps, l'idée d'aller faire une résidence dans son pays natal s'est imposé à l'artiste comme une impérieuse nécessité. Elle avait oublié pour se construire. Aujourd'hui, elle a choisi de rappeler sa mémoire. Seule, assise sur la banquette du métro de Séoul, parée d'un magnifique costume traditionnel, à quoi peut donc bien songer Cécile Straumann ? « Je ne pensais à rien, raconte-t-elle à son retour. Je n'en avais pas le temps, toute entière concentrée à réussir l'image que je voulais faire. » De fait autant celle-ci est simple et directe, autant sa mise en oeuvre a été compliquée. Il lui a fallu tout d'abord trouver le costume, celui-ci étant ordinairement destiné aux enfants qui le portent à l'occasion des fêtes de famille ; il lui a fallu ensuite faire un repérage précis afin de trouver le bon endroit et déterminer le bon moment où elle pourrait opérer ; le jour venu, il lui a fallu enfin gagner la compréhension des voyageurs afin qu'ils la laissent réaliser chaque prise de vue. Seule, Cécile Straumann l'était aussi au travail, endossant les deux rôles du photographe et du photographié, dans une course contre la montre entre deux arrêts du métro.
L'autoportrait est un genre d'autant plus intéressant qu'il en dit long sur celui qui en est en même temps l'auteur et le sujet.
Sur son caractère, ses préoccupations, son image. Celle qu'il a de lui, celle qu'il veut donner à l'autre. Question d'identité certes, mais aussi d'altérité, dans cette façon de se donner à voir et de se révéler à soi-même. Le choix qu'a fait Cécile Straumann de se portraiturer ainsi dans le métro est riche de signification, tout comme la mise en forme qu'elle a adoptée. L'accent y est mis sur la notion de déplacement que sanctionne davantage la répétition de son image dans différentes pauses que n'importe quel autre indice environnemental. Rien ne bouge. La masse de son personnage est confortée par l'ampleur de sa robe. Les fenêtres n'ouvrent sur rien. Les écrans publicitaires sont tantôt muets, tantôt porteurs d'une icône sportive en arrêt qui proclame sa modernité. Et pourtant, tout est là dans l'indicible d'un mouvement latéral que le regard accompagne de droite à gauche, ou vice-versa, indifféremment. La ligne se veut réparatrice.
Tout au long de son séjour en Corée, Cécile Straumann n'a cessé de tracer encore et toujours des lignes. Sur un mode plus distancié, voire abstrait, celles-ci offrent à voir des images démultipliées, rigoureusement structurées par la juxtaposition de modules quasi identiques dont les éléments se développent en continu à l'horizontale, sans véritable commencement, ni véritable fin. Vues désertées du métro, aperçus de la ville au travers des vitres, points de vue fuyants sur celle-ci, plans partagés entre plates-bandes fleuries et chaussée circulante, il y va chaque fois de la tentative de capter un espace fixe dans un rapport dynamique avec le temps. D'instruire la notion d'espace-temps à l'ordre d'une forme mémorable inédite, conjuguant réalité et fiction, déterminant un territoire identitaire propre. Un territoire qui soit le sien.
Philippe Piguet
Lisière berlinoise, catalogue, 2003
Lisière berlinoise, catalogue, 2003