Portrait
Artiste de nationalité suisse et française, née en 1971 à Séoul, Cécile Straumann vit et travaille à Marseille en France. Son travail photographique se caractérise par une réflexion sur le sériel et, en même temps, le déplacement. Les deux sont mis en exergue par l'artiste, qui procède par séquences et multiples. Infimes changements dans la répétition, photos qui en appelle d'autres, induisant un parcours, un déplacement. En binôme avec le travail vidéo, celui-ci met en évidence le mouvement qui transcende et traverse l'image indéfiniment dans le temps et dans l'espace.
Vous trouverez une sélection d'oeuvres dans la partie travaux (vous pourrez cliquer sur les images pour les afficher en grand).
par Philippe Piguet
Les enfants ont cela de supérieur aux adultes qu'ils se moquent bien des rapports d'échelle et qu'ils n'ont aucune espèce de conscience rationnelle de la mesure des choses. Quand celui-ci prétend pouvoir attraper la lune, celle-là jure ses grands dieux qu'elle est capable de joindre les deux pôles d'une simple enjambée. Aux adultes ne reste alors plus que la possibilité de faire des rêves - et ils ne s'en privent pas.
Dans le silence secret de leur for intérieur, ils s'imaginent entrouvrir la mer pour se frayer un passage, repousser la ligne d'horizon pour dresser à la verticale l'espace qui s'étend devant leurs yeux, faire rebondir une balle magique jusqu'au plus haut des astres de sorte qu'elle revienne chargée d'une pluie d'étoiles.
Un paysage filmé de face, puis sur la gauche, puis sur la droite, projeté en triptyque sur trois murs à angle droit, unifié par la ligne d'horizon. Une centaine de balles de toutes les couleurs laissées à la disposition des visiteurs pour qu'ils les projettent au sol et qu'elles bondissent dans l'espace, le biffent et le déchirent, à l'instar d'autres qui traversent l'image filmée. Enfin, le son de leurs rebonds, obsessionnel à la façon des cent métronomes de György Ligeti, qui fait éclater toute norme.
Le désir, voire la nécessité d'espace dont Come back est tout à la fois le vecteur, le symbole et l'image en dit long de cette impatience de Cécile Straumann à l'ouverture du champ iconique, à l'embrassement de sa plénitude et à la traversée de son étendue. Elle en dit long aussi de son questionnement à propos de la place qui est la nôtre dans l'espace où nous nous trouvons. Simple, mais essentielle question d'identité.
Philippe Piguet
Children are superior to adults in that they care little for questions of scale and have no rational understanding of the size of things. If one says he can touch the moon, another swears she can reach the two poles in a single stride. Adults are left with only the possibility of dreaming - which they don't deny themselves.
In the secret silence of their conscience, they imagine opening the sea a crack and making their way through, pushing back the vanishing point to make the space stretching before their eyes stand vertically, and bouncing a magic ball to the farthest sun so that it falls back down in a rain of stars.
A landscape filmed head on and then from the left and right, screened as a triptych on three walls at right angles united by the vanishing point. A hundred balls of every colour left out for visitors to throw to the ground and bounce through the space, creating strokes through it and ripping it, like others crossing the filmed image. Finally, the sound of them rebounding, obsessive like György Ligeti's hundred metronomes, shattering all norms.
The desire-the need-for space, of which Come back is at once the vector, the symbol and the image, says much about Cécile Straumann's impatience at the opening of the iconic field, at the embrace of its plenitude and the crossing of its expanse. It says much also about her enquiry into our place in the space in which we find ourselves. A simple but essential question of identity.
par Philippe Piguet
S'il reste à Berlin quelques pans du mur comme les derniers témoins d'une histoire qui s'éloigne, le sol est en revanche marqué d'une ligne continue qui rappelle la terrible séparation. Autrement nommées, mais de même mémoire douloureuse, celles de Maginot et de démarcation sont autant de cicatrices profondes que le temps n'effacera jamais. Si le concept de ligne désigne un trait allongé, continu et sans épaisseur, qu'il soit visible ou virtuel, il porte en lui l'idée d'un schisme, d'une division et, partant, de la détermination irréversible d'un côté et d'un autre. Par nature toute ligne est effraction. Curieusement, si elle suppose l'abandon de toute idée de communauté, elle est aussi métaphore de ce qui lie et relie, figure intermédiaire et prospective entre un point et un plan.
D'origine coréenne, née à Séoul, adoptée et élevée en Suisse à partir de sept ans, installée en France depuis une quinzaine d'années, Cécile Straumann aime à tirer des traits et à tracer des lignes. Non sur un mode simplement formel mais dans un rapport au monde puissamment existentiel. Qu'elle revendique les thèmes « de la lisière, du no man's land, des traces urbaines liées à la séparation », qu'elle aspire « aller d'un point à un autre », qu'elle s'organise pour vivre en résidence ici et là, hier à Berlin, puis à Los Angeles, voire à Séoul, demain à Zoug en Suisse, n'a somme toute rien de surprenant. Cécile Straumann est en quête d'identité. Qu'après avoir pratiqué tant la peinture que le mode de l'installation, elle ait fait appel aux techniques de la photographie et de la vidéo tient à la capacité de moyens d'expression l'assurant d'une emprise sur le réel dans une relation tout à la fois suspendue et dynamique, mémorable et projective.
On comprendra facilement comment, au fil du temps, l'idée d'aller faire une résidence dans son pays natal s'est imposé à l'artiste comme une impérieuse nécessité. Elle avait oublié pour se construire. Aujourd'hui, elle a choisi de rappeler sa mémoire. Seule, assise sur la banquette du métro de Séoul, parée d'un magnifique costume traditionnel, à quoi peut donc bien songer Cécile Straumann ? « Je ne pensais à rien, raconte-t-elle à son retour. Je n'en avais pas le temps, toute entière concentrée à réussir l'image que je voulais faire. » De fait autant celle-ci est simple et directe, autant sa mise en oeuvre a été compliquée. Il lui a fallu tout d'abord trouver le costume, celui-ci étant ordinairement destiné aux enfants qui le portent à l'occasion des fêtes de famille ; il lui a fallu ensuite faire un repérage précis afin de trouver le bon endroit et déterminer le bon moment où elle pourrait opérer ; le jour venu, il lui a fallu enfin gagner la compréhension des voyageurs afin qu'ils la laissent réaliser chaque prise de vue. Seule, Cécile Straumann l'était aussi au travail, endossant les deux rôles du photographe et du photographié, dans une course contre la montre entre deux arrêts du métro.
L'autoportrait est un genre d'autant plus intéressant qu'il en dit long sur celui qui en est en même temps l'auteur et le sujet.
Sur son caractère, ses préoccupations, son image. Celle qu'il a de lui, celle qu'il veut donner à l'autre. Question d'identité certes, mais aussi d'altérité, dans cette façon de se donner à voir et de se révéler à soi-même. Le choix qu'a fait Cécile Straumann de se portraiturer ainsi dans le métro est riche de signification, tout comme la mise en forme qu'elle a adoptée. L'accent y est mis sur la notion de déplacement que sanctionne davantage la répétition de son image dans différentes pauses que n'importe quel autre indice environnemental. Rien ne bouge. La masse de son personnage est confortée par l'ampleur de sa robe. Les fenêtres n'ouvrent sur rien. Les écrans publicitaires sont tantôt muets, tantôt porteurs d'une icône sportive en arrêt qui proclame sa modernité. Et pourtant, tout est là dans l'indicible d'un mouvement latéral que le regard accompagne de droite à gauche, ou vice-versa, indifféremment. La ligne se veut réparatrice.
Tout au long de son séjour en Corée, Cécile Straumann n'a cessé de tracer encore et toujours des lignes. Sur un mode plus distancié, voire abstrait, celles-ci offrent à voir des images démultipliées, rigoureusement structurées par la juxtaposition de modules quasi identiques dont les éléments se développent en continu à l'horizontale, sans véritable commencement, ni véritable fin. Vues désertées du métro, aperçus de la ville au travers des vitres, points de vue fuyants sur celle-ci, plans partagés entre plates-bandes fleuries et chaussée circulante, il y va chaque fois de la tentative de capter un espace fixe dans un rapport dynamique avec le temps. D'instruire la notion d'espace-temps à l'ordre d'une forme mémorable inédite, conjuguant réalité et fiction, déterminant un territoire identitaire propre. Un territoire qui soit le sien.
Philippe Piguet